Restauration


Surtout, ne pas leur surcharger les épaules à ces bretons et ces bretonnes. Ne pas les noyer de théories, d’intentions qui ne seraient pas les leurs, ne pas les ensevelir sous notre présent sous prétexte de leur passé. Ne pas les mythifier ou les muséifier – surtout pas. Donc à ce titre – et comme indispensable préalable – si nous avons travaillé d’arrache-pied pour ressortir Le dossier Plogoff, c’est déjà par pur et simple plaisir. Celui de vous faire parvenir les mots et les gestes de ces habitants.tes droit.es dans leurs bottes face à ce projet de centrale nucléaire, ses flics et sa marche forcée. Mais malgré tout – et concédant ainsi un peu de terrain à la théorie – en vous proposant ce film, nous misons avec conviction sur la valse endiablée entre passé, présent et futur, a contrario de toute linéarité d’une Histoire trop plan-plan pour être opérante politiquement.

Le présent, au moment où nous découvrons Le dossier Plogoff, c’est celui d’une tournée où nous défendons sur les routes Mouton 2.0 – film sur le puçage des moutons, l’industrialisation de l’agriculture et la société de contrôle – tandis que l’État et son opération César viennent se casser les chicots sur une ZAD décidément bien indisciplinée quand il s’agit de se faire expulser dans le calme. Notre chemin croise alors celui de certains de nos aînés – dont les vestes ont résisté au souffle du temps, là où il en retourne pourtant beaucoup d’autres – qui conservent et tentent de faire vivre nombre de bobines 16mm traduisant l’idée d’un cinéma « anti-autoritaire ». Alors que l’autorité, sous ses formes administratives et policières, s’emploie aux quatre coins du globe à imposer ses grands projets iniques, nous imaginons Le dossier Plogoff comme un joli silex sur lequel venir cogner le présent afin d’allumer de futurs brasiers.

La suite, c’est un peu d’huile de coude et beaucoup de patience. Recenser les copies existantes et enterrées ici et là. Constater leur piteux état, et s’employer à les numériser pour piocher dans chacune les moments les moins « abîmés » afin de rapiécer l’ensemble.

Lors de la numérisation, bénéficier alors du soutien et des conseils de copains et copines qui défendent la pellicule comme un dialecte qui refuserait de mourir. Et en trouver d’autres, des copains et copines pour étalonner, mixer, traduire et bichonner ce film comme s’il était nôtre, tout en rencontrant François Jacquemain, son réalisateur, pour lui exposer nos joyeux desseins.

S’apercevoir que nos nouveaux voisins de palier de l’Iskra sont initialement – et par un heureux hasard – distributeur du Dossier Plogoff. Accorder nos violons et préparer la sortie du film. En licence libre s’il vous plaît, comme le sont toutes nos productions « d’habitude ». Sous-titrer en huit langues – du breton à l’italien en passant par le corse, l’anglais, le grec, l’allemand ou encore le castillan – manière d’être entendus jusqu’au fond, près du radiateur. Et banzaï.

Nous ne connaissons que trop bien l’énergie – et parfois la douleur – qu’implique le fait de réaliser et de produire des films. Ainsi, savoir Le dossier Plogoff prendre la poussière sur une étagère nous mettait tout chafouin. Comme il nous était par ailleurs désagréable d’imaginer que restaurer le film puisse aboutir à une tarification de son accès, sous prétexte de rembourser des frais engagés (sans parler du temps passé). Ainsi, nous avons souhaité restaurer l’œuvre et non le copyright ou les droits voisins. Autrement dit, ce n’est pas parce que nous avons dépoussiéré le film que nous avons pour autant souhaité relancer la machine à « posséder et monétiser » des « contenus artistiques » (sic). L’idée d’un domaine public n’étant justement pas qu’une idée, le film est et sera en accès libre, espérant que pullulent projections et partages.

« Et son monde ». L’aéroport « et son monde ». Le nucléaire « et son monde ». (Essayez avec « prison », « psychiatrie » ou « police », et le petit jeu sémantique marche encore). Par chez nous, on pourrait presque parler du cinéma industriel « et son monde ». C’est peut-être pour ça que les habitants.tes de Plogoff nous touchent autant. Sur leur pas de porte, « Et son monde » s’invite sans crier gare, et c’est peu dire qu’ils et elles sont à la hauteur de l’enjeu. Avec toutes les contradictions et autres inévitables lignes de tensions afférentes à la diversité des pratiques, mais avec la pulsion frondeuse et entière d’un nécessaire coup d’arrêt à l’écrasante et aveugle marche du progrès. Ce qui semble se jouer pour eux et elles, au-delà d’une quelconque mobilisation bêtement réflexe visant à préserver leur arrière-cour, c’est un rapport à l’autorité et à la force qui transcende certains clivages partisans.

Il était une fois des gens qui se battent, racontés par d’autres gens qui se battent. Autant se l’avouer : on se projette aisément dans la caméra de François Jacquemain et sa bande, celle-là même qui se fait soutien actif à la lutte en lui offrant un écrin cinématographique à la hauteur du combat. Bien que nous ne portions pas habituellement l’idée d’un cinéma strictement « militant » dans ce que le genre peut avoir de lénifiant artistiquement, nous comprenons aisément qu’il y ait des moments où l’urgence du soutien à une lutte donnée suffise comme prétexte pour se mettre en branle. Et tourner.

Raconter une histoire, des histoires, nos histoires… Et ce à l’heure où la spoliation des imaginaires passe par une réécriture permanente du réel dans le sens de la préservation du statu quo. Travail consciencieux que mènent chaque jour médias et industries du divertissement. Opposer à cela des subjectivités assumées et l’outrance de points de vue passionnés, c’est ce que nous faisons toute l’année – avec nos films comme avec la tournée de notre cinéma itinérant – et c’est donc tout naturellement que nous nous reconnaissons dans ce porte voix tendu aux villageois.ses de Plogoff, sans volonté aucune de donner la parole à « ceux d’en face » qui jouissent d’un monopole structurel et historique du droit à raconter.

Il y a pour nous urgence à porter haut et fort que dans toute lutte, fut-elle labellisée écolo ou sociale, c’est un seul et même rapport à l’autorité qui se joue. Celle de l’État, certes, mais aussi celle qui se niche perfidement dans les rapports humains.

A ce titre, les habitants.tes de Plogoff nous semblent avoir quelques histoires à nous raconter, autour du feu, et ce alors que l’époque se recouvre chaque jour un peu plus d’un frimas idéologique effrayant. Quand ils brûlent les dossiers qu’on leur envoie afin de les informer de manière transparente, tellement transparente qu’ils voient bien qu’il n’y a aucune concertation dans la concertation. Quand pêcheurs « du cru » et révolutionnaires romantiques semblent avancer de concert, avec des meetings d’athlétisme journaliers où le lancer de cailloux et la course seraient devenus les seules épreuves autorisées.

Quand démonter les arguments de l’ennemi sert à monter une barricade, sans qu’aucun mode d’action domine ou supplante un autre. Quand parler d’énergie renouvelable est lié à une recherche d’autonomie et à une nécessaire brèche dans une sur-consommation énergétique effrénée, à contrario d’une simple couche de peinture verte sur l’usine globale.

Elle serait longue la liste des luttes auxquelles nous pensions durant ce travail de restauration du Dossier Plogoff. Avec joie et tristesse, selon que la météo soit à la victoire ou à la défaite, nous avons néanmoins puisé notre énergie dans la colère qui se déploie – notamment – à Bure ou à l’Amassada, espérant en retour donner du cœur à l’ouvrage à celles et ceux qui font la nique à la grande famille des promoteurs du désastre. Partout où l’éolien industriel, les lignes très haute tension et autres pipelines voudraient prendre place discrètement sur la photo de famille, nous espérons que les cousins.es bretons.nes de Plogoff amèneront force et courage à toutes celles et ceux qui s’évertuent à chasser les intrus.